Quitter un boulot dans lequel nous ne nous épanouissons pas, ou plus. Si d’un point de vue extérieur, cette prise de décision semble évidente, elle n’a rien de facile pour les premiers concernés.
Alors, que se passe-t-il dans notre cerveau pour que nous nous retrouvions empêtrés dans cette incapacité à agir ? Et surtout, comment faire pour nous réapproprier notre pouvoir de décision ?
Un matin, après des années de bons et loyaux services, Kikka n’a pas réussi à se lever. Comme si un 38 tonnes venait de lui rouler dessus. Surinvestie dans son travail, bonne élève par excellence, cette ancienne Directrice commerciale subissait les assauts répétés de son supérieur harceleur depuis des mois. Elle a fini par plier. Pendant plusieurs mois, elle est comme plongée dans un état de sidération jusqu’à choisir volontairement de rentrer dans une clinique. Depuis, Kikka s’est relevée. Elle a pris de la hauteur et comprend mieux le processus qui l’a menée tout droit vers la catastrophe.
Aujourd’hui, elle nous énonce les raisons qui l’ont fait rester dans ce job qui allait avoir sa peau. "La première est la dépendance financière, je pensais que je n’avais pas le choix. La seconde, c’est ma valeur travail, j’aimais énormément mon job, malheureusement, c’est l’environnement dans lequel je le pratiquais qui n’allait plus. La troisième, c’est le temps : ma charge mentale était telle que je ne voyais pas quand je pouvais me mettre en recherche d’un nouveau job. La quatrième, c’était ma peur de l’échec, et la cinquième, une forme de conformisme à l’injonction sociale selon laquelle il faut être fort. Ce conformisme m’a détachée de mes valeurs et de mes besoins à chaque instant", nous confie-t-elle. Elle ajoute qu’à l’image de notre rapport à l’écologie, nous sommes bien souvent empêtrés dans une fuite en avant. "Vivement les vacances", "vivement ma prime", "vivement la retraite". "Nous vivons dans l’illusion projetée de notre futur. Dans cette course à la performance, nous regardons comment faire plus, mais pas comment faire mieux", estime-t-elle.
Pourquoi avons-nous tant de mal à prendre la bonne décision ?
Lorsqu’un proche sait que vous êtes harcelé(e) au travail, ou du moins que vous y êtes peu épanoui(e), celui-ci va naturellement vous encourager à changer de boulot. Mais ce qui semble évident de l’extérieur ne l’est pas pour les principaux concernés. La faute à notre ciboulot et à des processus psychologiques communément répandus.
1. Notre cerveau jauge en permanence le rapport effort/récompense
Vous le savez au fond de vous : votre job ne vous correspond plus, tout comme vous n’êtes pas sans ignorer que la planète est en danger. Mais plutôt que d’opérer un changement immédiat, vous reportez la chose "à plus tard". Pourquoi donc ? Car notre cerveau, comparable à un système d’horlogerie complexe, est tout sauf binaire. Il se questionne sans arrêt. Au sein de notre cortex préfrontal, nous retrouvons des zones chargées d’évaluer en permanence le rapport entre d’une part, l’utilité attendue d’une prise de décision (en lien avec le réseau de la récompense), et d’autre part, l’effort envisagé et le délai pour l’accomplir. "Si le délai est proche (changer maintenant) ou si l’effort est important, la décision de passer à l’action sera plus facilement inhibée. Si le délai est lointain, on sera d’accord avec l’idée d’agir car le coût paraîtra faible. Mais on ne parle alors que de projet d’action. Dans ce cas, les réseaux de récompense sont moins activés et d’autres réseaux de planification et de fonctions exécutives sont plus sollicités", explique le Dr Bernard Anselem, médecin consultant en neurosciences. Autrement dit, changer de job demande de consentir à de nombreux efforts, sans que l’on soit certain des bénéfices (tant que l’on n’est pas dans une situation catastrophique). C’est pourquoi, on préfère remettre cette décision à plus tard.
2. La neuroplasticité du cerveau favorise les comportements répétitifs
Vous avez peut-être déjà entendu parler de la notion de neuroplasticité, surtout chez les enfants qui apprennent vite. Mais son revers, c’est qu’elle induit aussi des freins au changement et une préférence pour le passé plutôt que la nouveauté. "La plasticité neuronale crée des traces fortes en cas de comportements répétitifs (habitudes) que l’on peut comparer à des ornières dans un chemin. De ce fait, les nouveaux comportements peinent à s’imposer", illustre le Dr Anselem. Ce phénomène est également dépeint dans la sociologie politique à travers le concept de "dépendance au sentier". Celui-ci traduit l’incapacité fréquente des décideurs à prendre des postures radicales et novatrices, car ces derniers sont influencés par les prises de décision passées. "Une notion qui peut aussi s’implémenter chez un individu qui peinerait à quitter un travail déplaisant. Celui-ci reste dans une forme de confort fantasmé plutôt que d’affronter l’incertitude du changement. Et, s’il y a bien quelque chose que le cerveau déteste, c’est l’incertitude. Il a alors tendance à produire tout un tas de scénarios catastrophes", affirme le médecin.
Il faut aussi savoir que tout changement induit un coût supplémentaire, une charge mentale pour le cerveau, et plus globalement notre organisme, qui, par instinct de survie, essaie de dépenser le moins d’énergie possible. Toutefois, ceci est à mettre en balance avec notre appétence pour la nouveauté. "Pour progresser, le cerveau a besoin de sortir de la routine. Mais on observe que chez certains individus, l’appétence pour la nouveauté est beaucoup plus forte que pour d’autres", poursuit le spécialiste.
3. Nous sommes soumis à de nombreuses distorsions et biais cognitifs
Attendre la survenue d’une catastrophe, comme un burn out au travail ou l’extinction d’une espèce pour l’environnement, n’a rien de rationnel. Nos décisions ne sont objectivement pas toujours les meilleures, et cela s’explique notamment par les biais cognitifs auxquels nous sommes soumis. "Ces biais peuvent se traduire par des petits raccourcis de pensée qui nous arrangent. Ils nous permettent de nous trouver des excuses et des explications à nos décisions", affirme le médecin. Ces biais sont les suivants :
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L’aversion à la perte : l’un des premiers biais décrits par le père de cette notion, le prix Nobel D. Kahneman. Or, "l’aversion à la perte est surévaluée par rapport au plaisir du gain", affirme le Dr Anselem. Autrement dit, nous préférons garder ce que nous avons, plutôt que de risquer de tout perdre.
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Les biais de négativité : les informations négatives impactent plus nos réseaux émotionnels et notre mémoire que les informations positives. Par exemple, nous allons plus retenir l’histoire d’une personne qui a raté sa reconversion professionnelle, plutôt que celle qui l’a réussie.
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Les biais de statu quo : les risques et inconvénients du changement sont surévalués et les bénéfices sont sous-évalués.
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Le biais des coûts irrécupérables. "Les efforts déjà engagés sont trop importants et conduisent à ne pas abandonner un projet même peu concluant, pour ne pas anéantir tous les efforts déjà fournis", affirme le spécialiste.
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