Pourquoi restons-nous dans ce job qui ne nous correspond plus ?

Publié le 5 juillet 2022 à 16:20

Quitter un boulot dans lequel nous ne nous épanouissons pas, ou plus.  Si d’un point de vue extérieur, cette prise de décision semble évidente,  elle n’a rien de facile pour  les premiers concernés.

Alors, que se passe-t-il dans notre cerveau pour que nous nous retrouvions empêtrés dans cette incapacité à agir ? Et surtout, comment faire pour nous réapproprier notre pouvoir de décision ?

Un matin, après des années de bons et loyaux services, Kikka n’a pas réussi à se lever. Comme si un 38 tonnes venait de lui rouler dessus. Surinvestie dans son travail, bonne élève par excellence, cette ancienne Directrice commerciale subissait les assauts répétés de son supérieur harceleur depuis des mois. Elle a fini par plier. Pendant plusieurs mois, elle est comme plongée dans un état de sidération jusqu’à choisir volontairement de rentrer dans une clinique. Depuis, Kikka s’est relevée. Elle a pris de la hauteur et comprend mieux le processus qui l’a menée tout droit vers la catastrophe.

Aujourd’hui, elle nous énonce les raisons qui l’ont fait rester dans ce job qui allait avoir sa peau. "La première est la dépendance financière, je pensais que je n’avais pas le choix. La seconde, c’est ma valeur travail, j’aimais énormément mon job, malheureusement, c’est l’environnement dans lequel je le pratiquais qui n’allait plus. La troisième, c’est le temps : ma charge mentale était telle que je ne voyais pas quand je pouvais me mettre en recherche d’un nouveau job. La quatrième, c’était ma peur de l’échec, et la cinquième, une forme de conformisme à l’injonction sociale selon laquelle il faut être fort. Ce conformisme m’a détachée de mes valeurs et de mes besoins à chaque instant", nous confie-t-elle. Elle ajoute qu’à l’image de notre rapport à l’écologie, nous sommes bien souvent empêtrés dans une fuite en avant. "Vivement les vacances", "vivement ma prime", "vivement la retraite". "Nous vivons dans l’illusion projetée de notre futur. Dans cette course à la performance, nous regardons comment faire plus, mais pas comment faire mieux", estime-t-elle.

Pourquoi avons-nous tant de mal à prendre la bonne décision ?

Lorsqu’un proche sait que vous êtes harcelé(e) au travail, ou du moins que vous y êtes peu épanoui(e), celui-ci va naturellement vous encourager à changer de boulot. Mais ce qui semble évident de l’extérieur ne l’est pas pour les principaux concernés. La faute à notre ciboulot et à des processus psychologiques communément répandus.

1. Notre cerveau jauge en permanence le rapport effort/récompense

Vous le savez au fond de vous : votre job ne vous correspond plus, tout comme vous n’êtes pas sans ignorer que la planète est en danger. Mais plutôt que d’opérer un changement immédiat, vous reportez la chose "à plus tard". Pourquoi donc ? Car notre cerveau, comparable à un système d’horlogerie complexe, est tout sauf binaire. Il se questionne sans arrêt. Au sein de notre cortex préfrontal, nous retrouvons des zones chargées d’évaluer en permanence le rapport entre d’une part, l’utilité attendue d’une prise de décision (en lien avec le réseau de la récompense), et d’autre part, l’effort envisagé et le délai pour l’accomplir. "Si le délai est proche (changer maintenant) ou si l’effort est important, la décision de passer à l’action sera plus facilement inhibée. Si le délai est lointain, on sera d’accord avec l’idée d’agir car le coût paraîtra faible. Mais on ne parle alors que de projet d’action. Dans ce cas, les réseaux de récompense sont moins activés et d’autres réseaux de planification et de fonctions exécutives sont plus sollicités", explique le Dr Bernard Anselem, médecin consultant en neurosciences. Autrement dit, changer de job demande de consentir à de nombreux efforts, sans que l’on soit certain des bénéfices (tant que l’on n’est pas dans une situation catastrophique). C’est pourquoi, on préfère remettre cette décision à plus tard.

2. La neuroplasticité du cerveau favorise les comportements répétitifs

Vous avez peut-être déjà entendu parler de la notion de neuroplasticité, surtout chez les enfants qui apprennent vite. Mais son revers, c’est qu’elle induit aussi des freins au changement et une préférence pour le passé plutôt que la nouveauté. "La plasticité neuronale crée des traces fortes en cas de comportements répétitifs (habitudes) que l’on peut comparer à des ornières dans un chemin. De ce fait, les nouveaux comportements peinent à s’imposer", illustre le Dr Anselem. Ce phénomène est également dépeint dans la sociologie politique à travers le concept de "dépendance au sentier". Celui-ci traduit l’incapacité fréquente des décideurs à prendre des postures radicales et novatrices, car ces derniers sont influencés par les prises de décision passées. "Une notion qui peut aussi s’implémenter chez un individu qui peinerait à quitter un travail déplaisant. Celui-ci reste dans une forme de confort fantasmé plutôt que d’affronter l’incertitude du changement. Et, s’il y a bien quelque chose que le cerveau déteste, c’est l’incertitude. Il a alors tendance à produire tout un tas de scénarios catastrophes", affirme le médecin.

Il faut aussi savoir que tout changement induit un coût supplémentaire, une charge mentale pour le cerveau, et plus globalement notre organisme, qui, par instinct de survie, essaie de dépenser le moins d’énergie possible. Toutefois, ceci est à mettre en balance avec notre appétence pour la nouveauté. "Pour progresser, le cerveau a besoin de sortir de la routine. Mais on observe que chez certains individus, l’appétence pour la nouveauté est beaucoup plus forte que pour d’autres", poursuit le spécialiste.

3. Nous sommes soumis à de nombreuses distorsions et biais cognitifs

Attendre la survenue d’une catastrophe, comme un burn out au travail ou l’extinction d’une espèce pour l’environnement, n’a rien de rationnel. Nos décisions ne sont objectivement pas toujours les meilleures, et cela s’explique notamment par les biais cognitifs auxquels nous sommes soumis. "Ces biais peuvent se traduire par des petits raccourcis de pensée qui nous arrangent. Ils nous permettent de nous trouver des excuses et des explications à nos décisions", affirme le médecin. Ces biais sont les suivants :

  • L’aversion à la perte : l’un des premiers biais décrits par le père de cette notion, le prix Nobel D. Kahneman. Or, "l’aversion à la perte est surévaluée par rapport au plaisir du gain", affirme le Dr Anselem. Autrement dit, nous préférons garder ce que nous avons, plutôt que de risquer de tout perdre.

  • Les biais de négativité : les informations négatives impactent plus nos réseaux émotionnels et notre mémoire que les informations positives. Par exemple, nous allons plus retenir l’histoire d’une personne qui a raté sa reconversion  professionnelle, plutôt que celle qui l’a réussie.

  • Les biais de statu quo : les risques et inconvénients du changement sont surévalués et les bénéfices sont sous-évalués.

  • Le biais des coûts irrécupérables. "Les efforts déjà engagés sont trop importants et conduisent à ne pas abandonner un projet même peu concluant, pour ne pas anéantir tous les efforts déjà fournis", affirme le spécialiste. 

Ces biais engendrent donc naturellement une peur de l’inconnu et ne nous aident pas à franchir le pas et rechercher un nouvel emploi.

4. Nous ne cherchons plus à être aligné(e)s

"Être aligné", voilà un terme qui semble aujourd’hui galvaudé. Il désigne une forme de congruence entre nos actes et nos valeurs profondes. C’est ce qui nous permet de trouver du sens dans notre vie, et notamment notre vie pro. Pour atteindre un épanouissement maximal, cette quête devrait donc être permanente. Mais pour beaucoup, celle-ci a été écartée, oubliée ou jugée non prioritaire. La faute au cerveau une fois de plus ? "Il est vrai que comme celui-ci se met naturellement en mode économie, il ne va pas nécessairement chercher cet alignement en permanence", constate Sandrine Lévy-Amon, psychologue clinicienne. Circonstances aggravantes : cette forme d’oubli de soi est souvent d’autant plus prégnante que l’on souffre du syndrome de l'imposteur, ou encore de la bonne élève/du bon élève. "On va alors rechercher une forme de reconnaissance absolue sans s’inquiéter de ce qui fait sens pour nous. Cela a pour conséquence de nous empêcher de nous projeter dans quelque chose que nous méritons et qui nous correspond mieux", poursuit l’experte.

Une question de col blanc ?

Il est important de noter ici que cette question de l’alignement, qui peut être perçue comme un problème de "riche", concerne tout autant les cols bleus que les cols blancs. Pourquoi ? Car il existe de nombreuses manières de trouver du sens au travail selon Sandrine Lévy-Amon : la reconnaissance du travail bien fait (qui peut donc émaner d’un supérieur peu importe la profession), une certaine forme d’autonomie (même si celle-ci peut sembler minime, elle peut se traduire dans des petits gestes) et surtout, l’environnement social, les collègues (la fierté d’appartenir à une entreprise, les amitiés nouées au travail). Ce dernier ingrédient est d’ailleurs sans doute l’un des plus puissants, et peut nous maintenir dans un job, même si les tâches ne nous passionnent pas. Pour autant, ce boulot peut être épanouissant par le statut social et les relations humaines qui en découlent. En revanche, si la qualité des relations est détériorée, cela change considérablement la donne, affirme la psychologue.

Comment quitter un boulot avant la catastrophe ?

Perte de confiance en soi, bore out, burn out, dépression, idées noires… Rester dans un job qui ne nous convient pas est lourd de conséquences comme cela a été le cas pour Kikka, qui a sombré dans une période très difficile dont elle a mis du temps à se relever. La seule solution est donc de ne pas attendre l’événement de trop pour nous mettre en action et changer de boulot.

1. Apprenez à observer les signaux

Kikka décrit le burn out comme une "panne des sens". En effet, il s’agit d’une ultime alerte du corps pour nous dire que la situation ne peut plus durer. "On entre alors en mode survie, et on est irrémédiablement poussés à stopper ce qui nous fait souffrir", constate Sandrine Lévy-Amon. Pourtant, avant de se mettre en arrêt système, notre corps et notre cerveau nous envoient de nombreux signaux : insomnie, irritabilité, démotivation, épuisement, angoisse et/ou évitement du contact social. "Cela commence souvent par la démotivation, avec une perte d’efficacité au travail. C’est un signe que mes patients n’ont généralement pas identifié et associent plutôt à une baisse de la concentration liée à l’hyperconnexion par exemple, alors qu’il s’agit d’une surcharge émotionnelle d’anxiété ou une perte d’intérêt", affirme la psychologue.

2. Mettez votre cerveau au repos

Si vous identifiez la présence d’un ou plusieurs de ces signaux, il est important de mettre votre cerveau en mode off : couchez-vous plus tôt, offrez-vous des balades en forêt, faites du sport. "C’est essentiel car vous ne pouvez pas prendre de décision si vous êtes en surcharge émotionnelle. Votre cerveau va se mettre en mode survie et vous ne pourrez pas apprécier la situation sous tous ses angles", recommande le Dr Anselem.

3. Demandez à vos proches leur avis

Si vous êtes déjà plongé(e)s dans un état émotionnel compliqué, il est alors important de vous entourer de vos proches pour leur demander d’analyser votre situation. "Il est impossible d’apprécier sa propre situation quand on est en surcharge mentale car notre cerveau est focalisé sur une peur, une colère ou une inquiétude précise", explique le médecin. À l’inverse, vos proches vous diront s’ils vous trouvent moins épanoui(e) que d’ordinaire, ou encore pourront souligner que vous vous êtes éloigné(e) de ce qui vous faisait vibrer autrefois. "Vous pouvez solliciter votre entourage pour qu’il vous aide à vous remémorer vos réussites passées, vos forces et vos talents", ajoute-t-il.

4. Travaillez votre rapport au changement

On l’a vu plus haut, notre cerveau nous joue souvent des tours en nous faisant préférer des expériences passées et en nous ancrant dans nos habitudes. Un phénomène qui se développe à l’âge adulte, car à l’inverse, le besoin d’explorer est maximal chez l’enfant. Mais avec l’âge, nous nous contentons plus aisément de la routine qui nous maintient dans notre zone de confort. "Malheureusement, une situation trop stable produit l’ennui par le biais d’une habituation neurologique. L’information est si stable qu’elle n’est plus transmise. Les avantages de la nouvelle situation ne sont même plus perçus et les inconvénients sont surévalués", explique le Dr Anselem. On pourrait donc imaginer agir en prévention en essayant régulièrement de trouver de la nouveauté au travail (sans être obligé d’en changer, par le biais de nouveaux projets ou même d’une promotion interne). "On sait que les personnes qui prennent un nouveau poste ont beaucoup plus de flexibilité mentale", poursuit le médecin. Pour ne pas attendre la catastrophe, il s’agirait donc de travailler notre flexibilité mentale, de nous forcer à rechercher des angles de vision différents.

5. Remettez-vous au centre du jeu (je)

Pour agir avant qu’il ne soit trop tard, l’idéal est de préparer une transition douce qui vous mènera vers un nouveau projet professionnel. "Je conseille à mes patients de regarder régulièrement les offres sur le marché pour connaître les compétences attendues. Cela leur permet ensuite de se former. Sans oublier l’importance de travailler son réseau. Il est extrêmement important de se rendre employable en dehors de son entreprise", recommande Sandrine Lévy-Amon. Une manière de vous remettre au centre du jeu et d’anticiper cette évolution. "Dans le même temps, il faudra aussi travailler le détachement et le renoncement, ce qui peut être difficile chez certaines personnes, et l’une des raisons pour lesquelles elles n’arrivent pas à partir. Car changer de travail, c’est dire non et/ou cela peut être vécu comme une rupture", poursuit la psychologue. Recentrez-vous sur vous, vos besoins professionnels, et retrouvez votre pouvoir d’agir !

Un conseil qui résonne avec les propos de Kikka : "J’ai failli perdre ma vie à avoir voulu la gagner. Aujourd’hui je vis et je suis gagnante". Et si, l’équation finale résidait tout simplement dans le passage du verbe avoir à celui d’être ?

Source : Manuel Avenel pour WTTJ  - Photo Thomas Decamps 

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